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Cahier n°19. Dossier l’Héritage culturel

AÉHMO & Éditions d'en bas.

2003, 176 p.

Présentation

« L’art vit de sa fonction qui est de permettre aux hommes d’échapper à leur condition d’hommes, non par une évasion mais par une possession. Tout art est un moyen de possession du destin. Et l’héritage culturel n’est pas l’ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter, mais de celles qui peuvent les aider à vivre. Notre héritage, c’est l’ensemble des voix qui répondent à nos questions. Et les civilisations prisonnières ou libres réordonnent, comme les hommes prisonniers ou libres, tout le passé qui leur est soumis. » C’est ainsi qu’en juin 1936, devant le Secrétariat élargi de l’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture réuni à Londres, André Malraux pose les lignes de sa défense de l’héritage culturel bourgeois face aux communistes. Convoquant Dostoïevsky, Defoe, Cervantes, Chopin, Cézanne, entre autres, le jeune auteur de la Condition humaine, prix Goncourt 1933, se lance dans un plaidoyer passionné, brillant, un peu ébouriffé, à son habitude, pour dénoncer la myopie des défenseurs de la table rase et de l’art prolétarien, « vieille chimère d’un art dirigé et soumis aux masses ».

En quelques lignes, le problème est ainsi posé. Que la culture représente un élément important dans le processus d’émancipation des classes ouvrières, personne ou presque ne le conteste. Mais quelle culture? Les positions sont là bien diverses ; pour schématiser, au risque de la caricature, dégageons deux camps.

Pour certains, la culture bourgeoise est, au mieux, un divertissement au sens que Pascal donnait à ce terme ou, au pire, une des formes les plus subtiles et retorses de la domination capitaliste qui met sans vergogne l’art au service de l’oppression économique. Au terme de cette analyse, il est bien évident que ni les révolutionnaires ni les classes laborieuses n’ont intérêt à s’initier à une telle culture ; ils doivent non seulement s’en désintéresser, mais s’en démarquer, la dénigrer, la critiquer pour en révéler l’aspect aliénant. Il faut faire table rase de l’héritage culturel classique bourgeois et construire une culture révolutionnaire propre, un art prolétarien qui ne détourne pas le mouvement ouvrier des problèmes essentiels mais l’y ramène, qui ne dissimule pas l’oppression mais la dévoile, et qui serait autant que possible l’œuvre du prolétariat lui-même.

Pour d’autres, la culture est, dans son essence même, un effort d’émancipation de l’homme, et l’héritage culturel, l’ensemble des œuvres qui ont marqué une rupture, un progrès dans cet effort, puisque le langage décisif d’une œuvre d’art, c’est sa différence. Il y a donc une profonde affinité entre la culture classique et le mouvement d’émancipation des masses. Dans cette perspective, si le mouvement ouvrier organisé peut se trouver divisé par des conceptions et des tactiques politiques opposées, du moins pourra-il toujours se reconnaître et se retrouver uni dans les valeurs de la culture, clé émancipatrice universelle. Aussi est-il important de rapprocher les masses et la culture, d’initier les premières aux « lumières supérieures » de la seconde. Plusieurs postures sont envisageables, oscillant entre l’attitude respectueuse où le prolétaire reçoit avec reconnaissance le savoir dis- pensé par des bourgeois philanthropes, comme c’est souvent le cas dans les universités populaires, et l’attitude plus offensive qui veut « reprendre aux bourgeois la culture qu’ils nous ont volée », comme le réclame la revue Connaître, étudiée plus loin.

Pour le lecteur des Cahiers de l’AEHMO, ces débats et ces apories, ces tensions, ces conflits ou ces convergences ne sont pas totalement inconnus. Plusieurs contributions des cahiers précédents ont déjà traité de questions de culture dans le mouvement ouvrier, en les incluant souvent, toutefois, dans le concept large de “culture ouvrière », un concept qui englobe toutes les facettes superstructurelles de la vie ouvrière, du sport au théâtre, des sociétés chorales au scoutisme… Ce dossier privilégie un angle d’approche plus aigu, un regard centré sur la culture et l’héritage culturel au sens restreint du terme. Il nous a été suggéré par les travaux de quelques jeunes historiens, Jorge Gajardo Munoz, Hervé Gullotti ou Jean-François Fayet, sur lequel nous pouvions nous appuyer pour construire un dossier. Si le panorama présenté ici reste pointilliste, du moins ces contributions illustrent-elles certaines des positions évoquées plus haut ; elles rappellent aussi les liens privilégiés que quelques artistes de ce pays ont entretenus avec l’idéal révolutionnaire.

Sommaire

  • Alain Clavien : Introduction. Art, héritage culturel et mouvement ouvrier (pp. 5-6)
  • Charles Heimberg : Quelques pratiques culturelles du monde ouvrier genevois avant 1914, entre domination et tentative d’appropriation (pp. 7-23)
  • Jorge Gajardo Muñoz, Du théâtre prolétarien au groupe L’Effort. Un théâtre ouvrier au temps des passions (Genève, 1930-1940) (pp. 24-43)
  • Philippe Kaenel, La danse macabre de l’ouvrier et du soldat. Edmond Bille face à la Première Guerre mondiale (pp. 45-53)
  • Pierre Jeanneret : André Muret romancier (pp. 55-70)
  • Jean-François Fayet : Nicolas A. Roubakine (1862-1946), un militant ” culturo-révolutionnaire ” (pp. 71-87)
  • Hervé Gullotti : ” Oui, connaître, puis comprendre, enfin agir “. Connaître. Une revue politique et culturelle antifasciste de l’entre-deux-guerres (pp. 88-102)
  • Michel Buenzod : Une revue de paix et de démocratie pendant la guerre froide (pp. 103-114)
  • Franz Heiniger : La Bücherbilde Gutenberg, club du livre du mouvement ouvrier (pp. 115-125)
  • Gabriele Rossi : Culture ouvrière et mouvement ouvrier au Tessin : quelques jalons (pp. 126-135)
  • Alain Clavien, Julien Hoffmeyer, Mathieu Schneider : Sacco et Vanzetti, une affaire (non) mémorable ? (pp. 137-144)
  • Alain Clavien et François Vallotton : Autour de Popistes. Entretien avec Pierre Jeanneret (pp. 145-152)
  • Débats et comptes rendus